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L'effet de fixation, quand notre cerveau n'arrive plus à innover

3 MINUTES POUR COMPRENDRE

L'effet de fixation

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Au début des années 1990, le chercheur américain Thomas Ward mène une expérience sur les effets de fixation en créativité au cours de laquelle il demande à 37 étudiants en psychologie de répondre individuellement à une même tâche créative. Il s’agit d’imaginer que l’on se trouve dans une autre galaxie, sur une planète très différente de la terre. Sur cette planète étrangère, on rencontre un animal extraterrestre. La tâche consiste alors à en dessiner le portrait.

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Source : Ward et al. 1994

Quelques propositions dessinées par les étudiants ont été reproduites ici. On y trouve notamment des animaux ressemblant respectivement à un lama, un ptérodactyle, une cellule, ainsi qu’un extraterrestre pourvus d’une trompe et d’antennes. Enfin, la dernière proposition de l’échantillon, probablement la plus curieuse, n’est pas sans évoquer la branchiflore d’Harry Potter. Mais outre les propositions des étudiants, il est intéressant de regarder comment Ward avait prévu de noter l’originalité des réponses proposées. Le chercheur s’intéressait à la présence de symétrie de la forme, de membres habituels (comme des bras ou des jambes) et d’organes sensoriels habituels (comme des yeux ou des oreilles). L’animal dessiné était considéré comme original s’il ne présentait aucune de ses caractéristiques, et s’il contenait au contraire des membres ou organes sensoriels non habituels. Une proposition créative était donc un extraterrestre qui ne présentait aucune propriété classique des animaux terrestres (corps symétrique, bras, jambes, yeux, bouche, ailes ou encore trompe) et qui introduisait par ailleurs des caractéristiques inédites. Or, dans les solutions proposées, on peut aisément remarquer que le lama, le ptérodactyle ou encore l’extraterrestre à antennes présentent tous une parfaite symétrie de la forme, ainsi que des bras, des jambes, des yeux et des oreilles. Et même lorsqu’on considère la proposition qui semble la plus originale, la fameuse branchiflore, on peut remarquer qu’elle présente elle-aussi des organes sensoriels classiques, notamment des yeux ainsi que des orifices pouvant s’apparenter à des oreilles ou plusieurs bouches. Cette expérience montre ainsi que, lorsqu’on nous demande d’être très créatifs et d’imaginer quelque chose de radicalement diffèrent de ce que l’on connait (comme un animal qui n’existerait pas sur terre), nous avons systématiquement tendance à proposer des solutions familières et peu originales. Nous serions donc naturellement fixés par ce que nous connaissons.

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Faire une omelette sans casser les œufs

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Prenons un autre exemple avec le problème de l’œuf (une tâche fréquemment utilisée en créativité): il s’agit ici d’imaginer un maximum de solutions, les plus variées et les plus originales possible, pour faire en sorte qu’un œuf de poule lâché d’une hauteur de dix mètres ne se casse pas. À la lecture de ce problème, trois types de solutions classiques viennent assez rapidement à l’esprit : des solutions qui consistent à protéger l’œuf (par exemple, en l’enveloppant dans du papier bulle), des solutions qui visent à amortir la chute de l’œuf (en utilisant un matelas ou une piscine) et enfin des solutions qui consistent à ralentir la chute (comme par exemple, avec un système de parachute). On peut également proposer des solutions très originales : certains suggéreront par exemple de modifier les propriétés physiques de l’œuf (en faisant un œuf dur qui sera ensuite congelé pour le rendre plus résistant), d’autres feront intervenir un animal (comme un faucon dressé pour aller chercher l’œuf et le ramener intact au sol). Ces solutions très surprenantes répondent bien à l’énoncé du problème puisque ce dernier demande d’imaginer les solutions les plus variées et les plus originales possibles.

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Or si on considère un grand échantillon de réponses, environ 80% des solutions proposées adresseront l’une des trois catégories de réponses classiques : amortir la chute, ralentir la chute, et protéger l’œuf. Nous sommes donc face à un problème de créativité pour lequel 80% des solutions sont finalement assez peu originales. Encore une fois, alors même qu’on demande à notre cerveau de mobiliser toute sa puissance créative, ce dernier se révèle fixé sur les solutions les plus classiques.

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Faisant barrière aux idées innovantes, la fixation est ainsi systématiquement présente en créativité. Certains contextes peuvent par ailleurs lui donner encore plus d’ampleur. Par exemple, si l’énoncé du problème de l’œuf est suivi d’un exemple présentant une solution classique, comme l’exemple du parachute, le taux de réponses non originales sera significativement plus élevé. Ainsi, si au début d’une réunion de travail, l’un de vos collègues soumet au groupe une idée peu originale, il vous sera beaucoup plus difficile de proposer des idées radicalement innovantes par la suite.

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Se libérer de la fixation demande ainsi de fournir un effort visant à éviter d’emprunter les raccourcis de pensée qui nous amènent de façon presque automatique vers les solutions classiques. Pour être créatif, il faut ainsi inhiber ce pilote automatique, et enclencher un ré-aiguillage du cerveau pour le sortir de la voie de la fixation. Heureusement, il existe plusieurs astuces de défixation aidant à booster notre créativité : jouer sur les exemples en est une. Si les exemples de solutions classiques renforcent la fixation, l’introduction d’un exemple original produira l’effet inverse et aidera le cerveau à se défixer : ainsi, l’exemple du faucon dressé augmente le taux de réponses surprenantes au problème de l’œuf.

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Tous fixés, mais différemment

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D’autres facteurs, comme nos connaissances et notre formation, jouent également sur la facilité de notre cerveau à être fixé ou défixé. Dans le cas du problème de l’œuf, un ingénieur sera ainsi davantage fixé qu’un entrepreneur ou un designer sur la solution du parachute : ayant beaucoup étudié les problèmes relatifs à la gravité au cours de ses études, il ira en effet plus facilement puiser dans cette base de connaissances. De la même façon, les enfants qui maîtrisent beaucoup moins bien la notion de gravité que les adultes — notamment parce qu’ils en ont moins l’expérience — se dirigeront davantage vers des solutions s’inspirant du matelas ou de la coque de papier bulle.

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La capacité de notre cerveau à générer de bonnes idées est ainsi façonnée, à court-terme comme à long-terme, par nos expériences, notre formation et notre acquisition de nouvelles connaissances. La créativité n’est donc pas une qualité immuable et innée : elle peut en effet s’apprendre et s’entretenir. Avoir conscience de l’existence des effets de fixation en créativité est un atout essentiel pour devenir plus créatif et apprendre à générer plus facilement des idées radicalement innovantes !

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